Interview Isabelle Baraud Serfaty. Quelle place le trottoir a-t-il dans la ville de demain ?
Isabelle Baraud Serfaty, fondatrice de l'agence Ibicity, nous explique sa vision de l'aménagement du territoire urbain au travers des trottoirs et des Rez-de-ville au travers d'un échange passionnant.
Tout au long de l'interview vous découvrirez l'évolution de la place du trottoir dans notre société moderne ainsi que les bouleversements majeurs qui sont au cœurs des nouveaux enjeux d'aménagement des villes.
Bonjour Isabelle, tout d’abord est ce que vous pourriez vous présenter s’il vous plaît ?
Bonjour, je suis Isabelle Baraud Serfaty. J'ai fondé l'agence IbiCity en 2009 et sa spécificité c'est d'aborder la ville par le prisme des acteurs publics ou privés qui la fabriquent. Grâce à cette agence, je cherche à allier une approche qui est à la fois résolument opérationnelle, puisque j'interviens notamment pour des clients publics et privés sur la mise en œuvre de projets ou l'appui à cette mise en œuvre, mais également résolument stratégique car j’allie une approche réflexive qui permet de réinterroger les pratiques et de les adapter à un monde qui change.
J'importe dans le champ de la fabrique urbaine, les outils de l'analyse stratégique avec l'idée que la stratégie, c'est fondamentalement l'art d'allouer des ressources rares. Et cette question d’allocation des ressources rares, c'est à dire la question des ressources naturelles, de l'espace public, de l'argent public, du foncier, c'est un enjeu particulièrement important à l'heure de la transition écologique.
Il y a un élément qui est une ressource rare qui est de plus en plus sollicitée aujourd’hui, c'est le trottoir. Pourriez-vous nous expliquer comment son utilisation est-elle en train de changer et pourquoi le trottoir est-il en train de devenir un actif stratégique dans la ville de demain ?
Un premier point, quand je parle de trottoir, je parle de trottoirs et de bandes de stationnement et ce sont ces deux espaces de la rue que les Anglo-Saxons que les Nord-américains désignent par le terme “Curb”. Une partie de mes réflexions sur le trottoir sont inspirées notamment de ce qui se passe aux Etats-Unis et au Canada, où on voit se développer une pratique autour du “Curb Management” c'est-à-dire du management de la bordure de trottoir, et qui consiste à prendre acte de la rareté de cet espace et à chercher à l’allouer au mieux. Alors, pourquoi une ressource rare ?
La première hypothèse, c'est qu'on peut faire le constat qu'il y a une intensification des usages de la bordure de trottoir. Auparavant, on avait les occupations traditionnelles, c’est-à-dire un espace pour les piétons, les terrasses pour les restaurants, pour les étals de magasins. Et puis, on a eu un premier effet d'accélération avec les occupations qui sont liées au numérique. Et ce sont notamment toutes les occupations du trottoir ou de sa bordure qui sont liées aux VTC (e.g Uber) ou aux plateformes de livraison et de micro mobilités. Et c'est bien un double effet du numérique parce que, d'une part, le développement de ces pratiques est largement lié au fait que la plupart des habitants des villes ont désormais un super ordinateur dans leur poche : le smartphone. Mais c'est également lié au développement du e-commerce et au fait que les opérateurs qui sont derrière ces occupations sont des plateformes numériques avec un modèle qui les pousse à inonder le marché pour pouvoir acquérir une position dominante.
Une 2e accélération, elle est liée me semble-t-il à la transition écologique. On voit aujourd'hui se multiplier sur ce curb, des bornes rafraîchissantes, des micro-plateformes de compostage urbain pour permettre l'économie circulaire, des bancs d'apport volontaire de déchets, ou encore des bornes de recharge pour véhicules électriques. Mais également tout ce qui est lié à la plantation d'arbres, ou à la végétalisation des rues.
Par ailleurs, la pandémie a montré qu'il y avait également une nouvelle occupation liée au fait que cet espace est le plus résilient dans la ville puisqu'il permet de s'adapter très rapidement aux besoins de la collectivité ou de la ville, avec par exemple le fait que c'est devenu, “la salle d'attente des commerces”, selon l'expression de Mathieu Chassignet de l'ADEME. Pendant le premier confinement, le trottoir était également le seul espace ouvert en bas de chez soi, où on pouvait prendre l'air, faire des tests où se vacciner. Et donc on voit bien qu'on a une intensification des occupations du trottoir sur un espace qui, pour une rue donnée, est physiquement en quantité limitée. Et cette multiplication des occupations du trottoir sur un espace limité, fait que le trottoir devient rare. Et ce qui est rare est cher et le trottoir devient bien l'espace le plus rare donc avec le plus de valeur de la ville.
Dans un contexte plus général, ce qui me frappe, c’est que chaque année, il y a une nouvelle bataille qui surgit, en 2021, ça a été : “Saccage Paris” avec la question des terrasses et de l’esthétique de la palette. Mais si on revient un peu en arrière, 2019 c'était la bataille des Trottinettes en free floating, 2018 celle des vélos en Free floating et en 1882 la bataille des poussettes qui venaient de faire leur apparition. Ce qu'on voit, c'est que les occupations du trottoir fluctuent en fonction des évolutions qui saisissent les villes. Quelle va être la prochaine bataille du trottoir ?
En 2022, je pense que ça va être la logistique urbaine avec notamment tout ce qui va être les chariots de livraison des livreurs.
Au-delà du trottoir, vous parlez désormais d'une évolution des rez-de-chaussée ? Quand vous nous parlez d’entrée de ville, qu'est-ce que vous entendez par là ?
“L’entrée de ville” est un terme expliqué par David Mangin : Grand Prix de l'urbanisme en 2008 de l'Agence SEURA et qui désigne l'espace qui englobe le rez-de-chaussée mais également le trottoir, la bande de stationnement et la chaussée. Aujourd'hui, on voit bien que pour qu'une ville soit vivante, attractive et qu'elle permette la ville de proximité dont on vante tant les attraits aujourd'hui, il faut qu'il y ait des commerces et de la vie aux pieds des immeubles.
Au fond, compte tenu de la rareté du trottoir, une manière de gagner de l'espace, c'est de pouvoir prolonger le trottoir sous les immeubles. Ce sont ces réflexions qui ont conduit la métropole de Lyon à utiliser les rez-de-chaussée vacants dans certains quartiers pour garer les vélos en libre-service qui n'avaient pas la place de stationner sur l'espace public. Et donc finalement on voit bien que le rez-de-ville c'est en fait une nouvelle unité : un nouvel espace qui est complètement hybride et ce que je trouve intéressant, puisqu’il vient brouiller les frontières traditionnelles entre l'immobilier qui est plutôt privée et intérieure (il peut bien sûr y avoir des bâtiments publics) et l'espace public qui par principe, est plutôt public et extérieur.
Un autre des phénomènes qu'on voit apparaître, c'est celui des Dark stores qui sont des espèces de mini entrepôts urbains avec des façades aveugles qui prennent place dans des commerces, ou des locaux de Rez-De-chaussée banalisés sur des surfaces entre 250 et 400 M2. Et en fait, devant ces Dark Store, on va avoir une occupation du trottoir et de la bande de stationnement par tous les livreurs venus stationner pour récupérer leur marchandise. Et par ailleurs, alors que la logistique devient de plus en plus urbaine, elle est poussée à la fois par des modes de consommation et par des plateformes numériques (exemple : Gorillaz, Cajoo) qui sont dans une course à des levées de fonds pour mieux se livrer bataille. Et dans cette “lutte des places”, on voit bien que pour pouvoir prendre place en ville, la logistique a tendance à être de plus en plus à cheval entre ces rez-de-chaussée et cette bordure de trottoir avec des réflexions sur des modules de logistique qui pourraient prendre la place d'une place de stationnement et éventuellement être mobile.
Et donc la question que je me pose c'est : qui vont être les opérateurs du rez-de-Ville? On voit par exemple que la ville de Paris s'engage aujourd’hui dans un manifeste pour la beauté de la ville. Comment la collectivité peut-elle maîtriser cette occupation du rez-de- ville?
Comment le numérique bouleverse-t-il les interactions entre la puissance publique et les opérateurs de la ville et comment voyez-vous ces relations évoluer demain ?
En élargissant un peu la question, on peut parler des acteurs traditionnels qui font évoluer leur métier en plus des nouveaux acteurs numériques. Parmi les acteurs traditionnels qui font évoluer leur métier, je pense notamment aux promoteurs immobiliers. L'an passé, la directrice générale de Nexity avait fait une tribune où elle parlait de “délégation de l'espace public”. Aujourd’hui, le promoteur, dans la mesure où l'échelle de son intervention s'élargit, ne doit plus raisonner uniquement à l'échelle de son bâtiment mais plutôt raisonner le l'échelle du quartier ou en tout cas de ce qui environne son bâtiment et donc s'intéresser à la question du rez-de-vie.
Ensuite, concernant les nouveaux acteurs, une des caractéristiques des plateformes du numérique c’est de se rapprocher des besoins des habitants des villes (sur le modèle d’Amazon, de Ubereats ou de Citymapper) et donc de venir y répondre d’une manière plus simple ou plus rapide. Encore une fois-là, il ne s'agit pas de dire si c'est bien ou pas : ces acteurs sont porteurs d'un certain nombre de menaces, mais pour autant on voit bien qu’ils sont en fort développement parce qu'ils semblent répondre à des attentes des habitants.
Le problème, c’est qu’ils peuvent court-circuiter la relation entre la collectivité locale et l'usager et puis d'autre part ils viennent modifier le paysage et la fabrique urbaine qui étaient structurés selon la forme d'un jardin à la Française où les relations publiques/privées étaient largement encadrées par les outils de la commande publique alors que maintenant, le paysage de la fabrique urbaine s'organise sous la forme d'écosystèmes urbains, c'est à dire qu'il y a plein d'acteurs hétérogènes mais interdépendants qui coopèrent et qui brouillent public et privé. Finalement à cause de leur évolution rapide et des changements incertains ça nous amène à nous demander comment la collectivité peut les réguler.
Grâce à des travaux financés par l'ADEME et effectués avec Espelia sur les nouveaux modèles économiques urbains, nous avons vu que les collectivités ne sont pas démunies et qu'elles ont des moyens de gouverner ou de “lâcher prise”, mais sans forcément “laisser faire”. Et ces moyens s'expriment au travers d’une prise de conscience, justement de la diversité des acteurs qui participent à la délivrance des services urbains. D’autres solutions envisageables reposent sur l’utilisation d’outils traditionnels de l’économie mixte comme les chartes ou les appels à projets.